Bécon-les-Bruyères, monographie tout aussi ironique que poétique d'un no man's land de la banlieue parisienne, illustrée par un frontispice du peintre Maurice Utrillo, parut chez Émile-Paul frères en 1927, dans la collection «Portraits de la France». L'époque étant à la découverte, nombre d'éditeurs publiaient des récits de voyages. La publicité clamait: «Les textes ont été demandés aux meilleurs écrivains de notre temps.» Emmanuel Bove, avec son incongru Bécon-les-Bruyères, se distinguait. À vingt-neuf ans, Bove a déjà publié avec succès deux romans, Mes amis et Armand. La critique est élogieuse et admirative. On compare le jeune écrivain à Proust et Dostoïevski. À l'automne 1926, fuyant les interviews et les dîners en ville, Bove franchit la porte de Champerret pour aller s'installer dans la banlieue voisine, à Bécon sans les bruyères, qui n'existe que par le nom de sa gare. Il relève les moindres détails, chronomètre ses déplacements, affirme que«le ciel penche vers Paris, que l'on sent plus bas». Bove finira par quitter Bécon pour louer une chambre de bonne à Paris. Il écrira alors à perdre haleine, dans un état presque somnambulique, inlassablement.De 1927 à 1928, il publie onze livres. En 1928, il remporte, «sur 406 concurrents, le prix Figuière de 50 000 francs, l'épreuve la mieux dotée de la littérature».
EXTRAIT
Le billet de chemin de fer que l’on prend pour aller à Bécon-les-Bruyères est semblable à celui que l’on prend pour se rendre dans n’importe quelle ville. Il est de ce format adopté une fois pour toutes en France. Le retour est marqué de ce même «R» rouge que celui de Marseille. Les mêmes recommandations sont au verso. Il fait songer aux gouverneurs qui ont la puissance de donner à un papier la valeur qu’ils désirent, simplement en faisant imprimer un chiffre, et, par enchaînement, aux formalités administratives qui ne diffèrent pas quand il s’agit de percevoir un franc ou un million.
Il n’est que le ticket de papier ordinaire, d’un format inhabituel, que remet le contrôleur au voyageur sans billet après l’avoir validé d’une signature aussi inutile que celle d’un prospectus, qui paraisse assorti au voyage de Bécon-les-Bruyères.
De même qu’il n’existe plus de bons enfants rue des Bons-Enfants, ni de lilas à la Closerie, ni de calvaire place du Calvaire, de même il ne fleurit plus de bruyères à Bécon-les-Bruyères. Ceux qui ne sont pas morts, des personnages officiels qui, en 1891, inaugurèrent la gare et des premiers joueurs de football dont les culottes courtes tombaient jusqu’aux genoux, se rappellent peut-être les terrains incultes où elles poussaient, les quelques cheminées d’usines perdues au milieu d’espaces libres, et les baraques de planches qui ment, l’un de ces immeubles était démoli et que de nouvelles bruyères poussassent à cet endroit, il semblerait à l’étranger que ce fussent elles, et non celles qui ne sont plus, qui incitèrent les Béconnais, au temps où la poste et les papiers à en-tête n’existaient pas, à embellir leur village d’un nom de fleur, cela dans le seul but de plaire puisque l’autre Bécon de France est trop loin pour être confondu avec celui-ci. Il semblerait aussi à cet étranger que les bruyères naissent ici comme le houblon dans le Nord ou les oliviers sur les côtes de la Méditerranée, que c’est la densité du sol qui ait déterminé cette appellation et non, ce qui est plus aimable, le hasard d’une floraison.
MARQUE DE FABRIQUE
Couverture imprimée en thermorelief sur Tintoretto Ceylon Cubeba, couture noire, tranches couleur prune, deux vignettes encartées extraites du film de Jean-Daniel Pollet, Rue Saint-Denis.