Victor-Marie Lepage est né à Toulon le 2 décembre 1918. Il publie entre 1948 et 1954 des livres sous le nom de Maurice Raphaël : Ainsi soit-il, De deux choses l’une, Le Festival, Une morte saison et le recueil L’Emploi du temps, dont est extrait ce récit. Malgré l’admiration d’André Breton et Raymond Guérin, c’est un échec. Maurice Raphaël change de style et de nom: Ange Bastiani commence alors une carrière d’auteur de romans policiers en 1954.
EXTRAIT
Depuis le temps et le temps qu’on en parlait de m’acheter ce piano, à croire que ce n’était plus possible, de ces choses qui n’arrivent que dans les rêves. Sans compter que j’en ai rêvé plus de cinq cents fois de ce piano qu’ils devaient m’offrir. Et qu’ils ne pouvaient jamais m’offrir. Plus de cinq cents fois, je ne mens pas, d’ailleurs quel intérêt j’aurais à me mentir à moi toute seule?
Enfin, c’est arrivé, c’est-à-dire presque. Hier soir, ils ont bien dit que cette fois ça y était et que j’allais l’avoir, mon piano. Et un beau, un vrai. Un neuf. Il nous aura fait saliver, cet outil. Tout ça parce que, à sept ans, lorsque j’ai eu la rougeole, une nuit où j’avais la fièvre et où je devais un peu délirer, je me suis mis dans la tête d’avoir envie d’un piano. C’était peut-être la première fois que j’avais une idée vraiment à moi. Alors je n’en ai pas démordu, même guérie. Et comme j’avais de bons parents, une bonne mère et un bon père, que le bon Dieu les bénisse, ils ne m’ont pas contrariée. Ils ne savaient rien me refuser quand j’étais malade. Et, au fond, ils devaient se sentir un peu flattés d’avoir une fille qui avait la rougeole et pouvait se permettre d’avoir envie d’un piano. Ce n’est pas tout le monde.
Ils se sont mis à faire des économies, mais ça n’arrivait jamais à faire le compte. Il faut dire qu’en deux ou trois fois, le père a bu la tirelire.
Et maintenant, j’ai vingt-trois ans. Je ne suis pas plus grande que quand j’avais sept ans parce que, tout compte fait, je suis restée naine, n’empêche que j’ai vingt-trois ans, que dans trois jours c'est Noël et que je vais l'avoir mon piano.