Roberto Arlt est l’un des grands noms de la littérature argentine du xxe siècle. Fils d’immigrés européens (son père était allemand, sa mère tyrolienne italophone), il fut de ceux, nombreux, qui au début du siècle connurent la misère et contribuèrent à la naissance de l’Argentine d’aujourd’hui. Autodidacte, n’ayant reçu pour toute formation «institutionnelle» que trois années d’école primaire, Roberto Arlt a introduit dans la littérature de son pays un accent vraiment nouveau. Le Jouet enragé est son premier roman.
Le Jouet enragé fut écrit en plusieurs étapes. Le dernier chapitre au milieu de l’année 1924, au moment où une maison d’édition organisait un concours. Le premier chapitre pendant l’année 1919. L’auteur ignorait alors s’il allait être commerçant, manœuvre, employé de quelque entreprise commerciale, ou écrivain. Comme je l’ai dit, j’ai proposé ce roman au milieu de l’année 1924, à une maison d’édition dont le directeur me le refusa, par une succession de raisonnements plus ou moins ingénieux. L’auteur mit alors aux archives ce roman écrit à la machine enfin non pour mieux dire, il le proposa cette même année à un autre éditeur, lequel le refusa aussi, mais non pas cette fois au nom d’une offense faite à la littérature, sinon en celui de finances pour le moins piteuses. — Quand le roman fut publié les critiques restèrent de marbre, comme ils ont coutume de l’être quand paraît un livre dont l’auteur transporte dans sa besace la graine d’un fruit nouveau. Sa parution ne laissa aucune trace importante dans les annales de la critique, alors même que parmi la jeunesse le Jouet enragé suscitait de passionnés éloges. Aujourd’hui encore, ce livre compte nombre d’apologistes exaltés qui le considèrent supérieur aux Sept Fous, chose que l’on ne peut admettre d’aucun point de vue, puisqu’il n’y a pas de comparaison possible entre les deux livres, ni du point de vue de sa construction, ni d’un point de vue technique, psychologique ou artistique. Selon son propre auteur, le Jouet enragé, en tant que roman, ressemble aux Sept Fous comme un pistolet ancien à un pistolet automatique.
Roberto Arlt
EXTRAIT
J’ai maintes fois pensé qu’on pourrait écrire une phylogénie et une psychologie du petit détaillant, de l’homme assis derrière son comptoir qui porte une casquette, et a un visage pâle et des yeux froids comme des plaques d’acier.
Ah! pourquoi ne suffit-il pas d’exposer sa marchandise!
Pour vendre, il faut s’imbiber d’une subtilité «mercuriale», choisir ses mots et faire attention aux concepts, aduler avec circonspection, parler de ce que l’on ne pense pas et de ce que l’on ne croit pas, s’enthousiasmer pour une bagatelle, triompher en faisant un geste contrit, s’intéresser vivement à une chose dont c’est bien le diable si elle vous intéresse, être multiple, flexible et spirituel, remercier avec grâce pour une insignifiance, ne pas se déconcerter ou se croire visé lorsqu’on entend une grossièreté, et souffrir, souffrir patiemment le temps, les faces aigries ou maussades, les réponses rudes et irritantes, souffrir pour pouvoir gagner quelques centimes, parce que «c’est la vie».
Et si dans tous ces efforts l’on était seul... mais il faut comprendre que dans le lieu même où nous dissertons sur l’avantage de faire des affaires avec nous, beaucoup de vendeurs ont passé, offrant la même marchandise à différentes conditions, toutes prétendument plus avantageuses les unes que les autres pour le commerçant.
Comment s’expliquer qu’un homme en choisisse un parmi beaucoup d’autres pour en tirer des bénéfices et lui en procurer?
Il ne paraîtra donc pas exagéré de dire qu’entre un individu et le commerçant s’établissent des liens matériels et spirituels, une circulation inconsciente ou simulée d’idées économiques, politiques, religieuses et même sociales, et qu’une opération de vente, fût-ce celle d’un paquet d’aiguilles, contient en elle, sauf en cas de nécessité péremptoire, plus de difficultés que la formule du binôme de Newton.
Mais s’il n’y avait que cela!
En outre,il faut apprendre à se dominer, pour supporter toutes les insolences des petits-bourgeois.
En général, les commerçants sont des imbéciles matois, des individus de basse extraction qui se sont enrichis à force de sacrifices très pénibles, à force de larcins que la loi ne peut sanctionner, d’adultérations que personne ne découvre ou que tous tolèrent.
L’habitude du mensonge est enracinée chez cette canaille accoutumée à la manipulation des petits ou grands capitaux ennoblis par les crédits qui leur concèdent une patente d’honorabilité; c’est pourquoi les commerçants ont une mentalité de militaires, c’est-à-dire qu’ils sont habitués à tutoyer avec mépris leurs inférieurs, et font de même avec les inconnus qui ont besoin de s’approcher d’eux pour pouvoir subsister.
Ah! comme les gestes despotiques de ces brelandiers enrichis vous blessent lorsque inexorables, derrière les guichets de leurs bureaux, ils notent leurs gains; comme elles crispent en vous d’assassines impulsions, ces gueules ignobles qui répondent: «Allez, pas d’histoires, hein! Nous, nous achetons dans de grandes maisons.» Néanmoins, on tolère, et on sourit, et on salue... parce que «c’est la vie».
MARQUE DE FABRIQUE
Couverture marquage à chaud bleu, tranches couleur brune, couture fil rouge, alphabet Alejandro Lo Celso.