Le 23 avril 1890, Tchékhov embarque à bord du vapeur Alexandre-Nevski muni d’une paire de bottes à revers, d’une pelisse, d’un manteau de cuir, d’un revolver et d’un couteau destiné à couper le saucisson et à chasser le tigre. Il part à la recherche d’une Sibérie qui est entrée dans les mœurs, dans les usages: la Sibérie terre de bagne. Mais pour aborder son lieu de prédilection, l’île de Sakhaline, il lui faut prendre le trakt sibérien – la route la plus longue du monde, mais aussi la plus scandaleuse, ruban, drain de civilisation remis en cause tous les printemps par le dégel. Les horizons qu’il découvre, le tableau composite que forme la population sont la matière de la Correspondance et des Notes de Sibérie, inédites, composées de neuf articles destinés au journal Temps nouveau. Le 11 juillet 1890, Tchékhov débarque sur l’île de Sakhaline.
EXTRAIT
L’Amour est une région bien intéressante. Originale en diable. Elle grouille d’une vie dont on n’a même pas idée en Europe. Cela me fait penser aux récits sur la vie américaine. Les rives sont si sauvages, si pittoresques et luxuriantes qu’on aurait envie d’y vivre jusqu’à la fin de ses jours.
J’ai parcouru sur l’Amour plus de mille verstes et vu quantité de paysages, car il ne faut pas oublier qu’avant l’Amour il y a eu le Baïkal, la Transbaïkalie... En vérité j’ai vu tant de splendeurs et y ai pris tant de plaisir que maintenant je peux mourir. La population de l’Amour présente une certaine originalité, la vie est intéressante, fort différente de la nôtre. Toutes les conversations ne roulent que sur l’or. L’or, toujours l’or, et rien d’autre. Je suis dans un curieux état d’esprit, je n’ai pas envie d’écrire et écris succinctement, comme un sagouin; aujourd’hui, je vous ai envoyé quatre feuilles sur l’Ienisseï et la taïga, je vous en enverrai ensuite sur le Baïkal, la Transbaïkalie et l’Amour. Ne jetez pas ces feuilles, je les rassemblerai et suivrai comme une partition pour vous raconter ce que je suis incapable de rendre avec ma plume. Maintenant j’ai changé de bateau; je me trouve sur le Mouraviev qui, dit-on, ne vibre pas; peut-être écrirai-je.
Je suis épris de l’Amour; j’y vivrais volontiers un an ou deux. Beauté, espace, liberté, douceur. La Suisse et la France n’ont jamais connu une telle liberté. Sur l’Amour, le dernier des déportés respire plus librement qu’en Russie le premier des généraux. Si vous passiez quelque temps ici, vous écririez beaucoup de très bonnes choses et passionneriez vos lecteurs; moi j’en suis incapable.
MARQUE DE FABRIQUE
Couverture marquage à chaud jaune, tranches bleues, couture fil rouge.